L’art des assemblages : voyage sensoriel au cœur des vins du Roussillon

10/06/2025

L’assemblage, ce geste fondateur du Roussillon viticole

Dans le Roussillon, l’assemblage n’est pas un simple terme technique : il raconte tout un pan d’histoire, une culture du vin qui s’est construite au fil des siècles à partir d'une mosaïque de cépages, de climats et de sols. Ici, on cultive et on assemble – parfois avec panache, souvent avec une grande précision – pour exprimer la singularité d’un terroir au caractère affirmé.

Le vignoble du Roussillon, c’est 21 400 hectares (source : Institut National de l’Origine et de la Qualité, 2023), blotti entre la mer, les Corbières, le Canigou et l’Espagne, où cohabitent près d’une trentaine de cépages autorisés. Syrah, Grenache (noir, blanc et gris), Carignan, Mourvèdre, Macabeu, Muscat… autant de voix dans la partition locale. Chacune apporte sa note, sa couleur, son “grain” à la complexité des vins d’ici.

Pourquoi le Roussillon aime tant l’assemblage ?

On pourrait croire qu’assembler, c’est une question de goût ou de mode. Mais, dans le Roussillon, cette pratique a une justification profonde :

  • Adaptation aux climats extrêmes: Avec près de 320 jours de soleil par an (source : Météo France), des vents fréquents (la Tramontane souffle jusqu’à 180 jours/an !) et des précipitations très faibles (550 mm/an en moyenne), chaque millésime est une épreuve. Marier les cépages, c’est protéger l’équilibre d’un vin face aux excès du climat.
  • Diversité des terroirs: Du schiste de Banyuls au granit de Fenouillèdes, en passant par les galets roulés de la plaine du Roussillon, il serait réducteur de miser uniquement sur un mono-cépage. L’assemblage permet de révéler la palette minérale de chaque parcelle.
  • Tradition méditerranéenne: Héritage séculaire, l’art d’assembler chez les Catalans est presque intemporel. On assemble pour rechercher non l’uniformité, mais l’harmonie, un peu comme on ajuste un plat à feu doux.

Cépages emblématiques et leur jeu d’équilibre

L’assemblage commence par un choix de cépages “signature”. Chacun joue un rôle précis dans la composition finale, qu’il s’agisse de vins rouges, blancs ou des célèbres Vins Doux Naturels.

Vins rouges : le trio magique

  • Grenache noir : Toujours généreux, souvent solaire. Il donne de la rondeur, du soyeux, une palette de fruits noirs et parfois cette touche réglissée, presque confite.
  • Carignan : Un peu rebelle, il injecte dans l’assemblage de la fraîcheur, du pep’s acide, de la structure tannique et des notes de garrigue. Comme un vent de liberté au nez et en bouche.
  • Syrah : Introduite plus récemment, elle amène couleur, épices, puissance et potentiel de garde aux assemblages. Son usage a explosé ces 30 dernières années (source : Vins du Roussillon), représentant aujourd’hui près de 18 % de l’encépagement.

D'autres compagnons, comme le Mourvèdre (profondeur et tanins soyeux) ou le Lladoner Pelut (frère velouté du Grenache), viennent compléter la structure aromatique et tactile.

Vins blancs : fraîcheur et complexité

  • Grenache blanc & gris : Charmeur, ample, souvent pierreux, le Grenache blanc compose la colonne vertébrale de nombreux blancs locaux, enrichi parfois par la minéralité du gris.
  • Macabeu : Cépage historique, il offre finesse, légèreté florale et tension acide, équilibrant la générosité du Grenache.
  • Muscat à petits grains : Signature des muscats secs ou doux, il apporte exubérance, notes de fleurs d’oranger, agrumes et litchis.

Vins Doux Naturels : l’apothéose de l’assemblage

  • Banyuls, Maury, Rivesaltes…: Ces vins, emblématiques mondialement, reposent sur l’art d’assembler différents cépages (principalement Grenache mais aussi Macabeu, Muscat, Malvoisie). L’objectif est de dompter la puissance du sucre et de l’alcool pour parvenir à un équilibre magique, unique à chaque cru.

Les vins doux naturels représentent encore 20 % des volumes du Roussillon, mais sont le “porte-étendard” de la région à l’export (source : CIVR).

Le savoir-faire de l’assembleur : entre science et instinct

L’assemblage, c’est la grande cuisine du vin : à la fois recette et improvisation. Le maître de chai goûte, assemble, ajuste comme un chef incorpore une épice jusqu’à trouver la juste touche.

Ici, le “jeu” se passe souvent à la barrique ou à la cuve, avec des vins séparés par cépage, parfois par parcelle voire même par âge de vigne ou méthode de vinification. Le vigneron déguste parfois des dizaines de lots pour imaginer le “blend” final. Cet art demande :

  • Une connaissance intime du potentiel de chaque cépage avec le climat de l’année
  • Une mémoire sensorielle exceptionnelle pour imaginer les évolutions dans le temps
  • Le courage de s’écarter des sentiers battus, en pariant sur des mariages inédits (voir les cuvées “hors cahier des charges” de plusieurs domaines stars du Roussillon)

Selon une étude de l’Université de Perpignan (2021), 68 % des vignerons du Roussillon créent plusieurs assemblages de “travail” avant de valider leur cuvée finale, soit en moyenne 5 essais par vin.

Comment les assemblages sculptent-ils le style des vins du Roussillon ?

Impossible de comprendre l’identité des vins du Roussillon sans les aborder à travers leurs assemblages. Car chaque jeu de cépages, chaque subtil dosage, façonne des nuances qui font vibrer le palais :

  • Complexité aromatique : Un vin d’assemblage déploie souvent une plus grande richesse de parfums, juxtaposant fruits mûrs, épices, garrigue, fleurs, pierre chaude… Le Grenache apporte la générosité, tandis que la Syrah veille à la tension et à l’éclat, et le Carignan sa “patte” méditerranéenne.
  • Équilibre en bouche : Les meilleurs Roussillon parviennent toujours à marier puissance et finesse, densité et fraîcheur – l’assemblage jouant ici comme une balance alchimique.
  • Potentiel de garde : Un vin issu d’un assemblage judicieux traverse mieux les années : la Syrah ou le Mourvèdre “tanniques” soutenant la vivacité du Grenache plus fragile.
  • Expression du terroir : On parle souvent du schiste ou des cailloux roulés, mais c’est l’assemblage qui permet à ces registres minéraux de s’effacer ou de s’exprimer, en fonction de la proportion de chaque cépage.

Assemblage, diversité et identité : trois domaines pour l’illustrer

  • Domaine de Bila-Haut (M. Chapoutier, Latour-de-France) : Connus pour leurs blancs et rouges précis, leurs cuvées iconiques (L'Esquerda, Occultum Lapidem) sont de véritables partitions d’assemblage, ajustant Grenache, Syrah, Carignan et Mourvèdre selon la richesse du millésime. Ici, chaque ajout compte, chaque parcelle “parle”.
  • Domaine Matassa (Calce) : Précurseur sur les vins naturels, Matassa travaille avec plus d’une douzaine de cépages autochtones. Leur approche : assembler pour “laisser parler le lieu”. Cela donne des rouges et blancs d’une grande énergie, nuancés, vivants, et souvent inattendus d’une année sur l’autre.
  • Domaine Pietri-Géraud (Collioure/Banyuls) : Figure emblématique de l’assemblage en Banyuls, ce domaine illustre comment on peut, en jouant simplement sur les proportions de Grenache noir, gris et blanc, faire passer un vin du registre tapageur (cuvée Tradition) à celui, plus secret et délicat, d’un Banyuls Grand Cru.

Ces exemples prouvent que l’assemblage est moins une signature de l’œnologue qu’une ambition : raconter le Roussillon à travers une diversité de voix.

L’assemblage, reflet du goût méditerranéen

L’art de l’assemblage en Roussillon va au-delà du vin. Il relève d’un esprit, d’une façon de faire propre à la Méditerranée : un goût de la compagnie, du partage et de l’équilibre. Un plat catalan, comme l’ouillade ou la cargolade, répond à la même logique – réconcilier des ingrédients puissants pour atteindre l’harmonie. Côté vin : les assemblages sont pensés pour soutenir les mets locaux, épouser les saveurs iodées, les sauces tomatées, la richesse des charcuteries et fromages.

Ce n’est pas un hasard si le Roussillon a su séduire des producteurs venus d’ailleurs (Rhône, Languedoc, Loire), tous curieux du terrain de jeu infini offert par ce territoire d’assemblages. La région attire désormais une nouvelle génération de vignerons qui repoussent les limites : certains osent des assemblages “hors-norme”, mixant cépages oubliés ou ressuscitant les pratiques médiévales (macérations longues, co-fermentations, etc.).

À explorer : le Roussillon par la diversité de ses assemblages

S’offrir une dégustation en Roussillon, c’est accepter de voyager sur la carte : jamais deux assemblages identiques de Banyuls à Maury, de Côtes du Roussillon Villages à Collioure. Oser explorer, c’est comprendre comment cette diversité façonne l’identité singulière des vins de la région, à la fois tendus et solaires, sauvages et civilisés.

Un conseil aux amateurs curieux : lors de votre prochaine balade viticole, demandez au vigneron la logique de son assemblage, goûtez les cuvées de base séparément si possible, et amusez-vous à deviner qui tient la lumière, qui donne l’ombre, qui signe la finale. Parce qu’ici, plus qu’ailleurs, le vin raconte son histoire à plusieurs voix.

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