Voyage sensoriel au cœur des cépages anciens du Roussillon

07/06/2025

Une terre de mémoire où les vignes racontent le temps

Impossible de perdre le Nord ici : le Roussillon est un sud assumé, solaire et contrasté, qui ne se livre qu’aux curieux prêts à s’éloigner des itinéraires balisés. Dans ce coin d’Occitanie, les rangs de vignes s’accrochent aux terrasses de schiste, s’étalent sur les galets roulés, flirtent avec la Méditerranée.

Le Roussillon revendique une insolente diversité de terroirs, mais surtout un patrimoine vivant, transmis dans la sève des ceps parfois centenaires. Parmi les trésors qui alimentent aujourd’hui la vitalité de la région, les cépages anciens sont des témoins silencieux, devenus porte-voix d’une révolution douce : celle du retour aux origines, du dialogue entre tradition paysanne et vinification contemporaine.

Aux origines : des cépages qui jalonnaient le paysage catalan

Bien avant que la mode ne s’en mêle, le Roussillon cultivait une mosaïque de cépages rustiques. Certains, apparus dès le Moyen Âge, accompagnaient le développement du commerce du vin avec l’Aragon ou les cités ligures. Au XIX siècle, on y recensait plus d’une trentaine de variétés – bien davantage qu’aujourd’hui, où près de 80% du vignoble est assuré par une dizaine de “grands cépages” principalement noirs.

  • Le Carignan (présent ici depuis la fin du XIX, longtemps dominant) a failli disparaître, avant un retour fracassant grâce à l’engouement pour les rouges de caractère.
  • Le Grenache, blanc, gris ou noir, emblème du Roussillon, a traversé les vicissitudes du marché, imposant son adaptabilité et ses arômes d’épices et de fruits mûrs.
  • Le Macabeu, importé d’Espagne dès le XIV siècle, a longtemps permis d’élaborer les vins doux naturels qui ont fait la réputation de la région.
  • Le Lladoner Pelut, cousin du Grenache, plus velouté et rare, a presque disparu des radars avant de retrouver sa place dans l’encépagement des rouges subtils.
  • Le Malvoisie du Roussillon (ou Tourbat), retrouvé in extremis dans quelques parcelles, est aujourd’hui sujet d’expérimentations réjouissantes.

Ces cépages – parfois boudés pour leur rusticité ou leur faible rendement – sont aujourd’hui des signatures, réinventées par une nouvelle génération de vignerons. Pour preuve : en 2023, près de 2% du vignoble régional étaient valorisés à travers de micro-cuvées issues uniquement de cépages anciens (source : Vins du Roussillon).

Pourquoi redécouvrir ces cépages ?

  • Identité et authenticité : Les cépages anciens racontent la terre – au sens littéral. Ils sont souvent liés à des parcelles précises, à des histoires familiales, à une transmission orale qui se vaudrait presque d’être chantée en catalan. Leur renaissance est un acte d’attention porté au goût vrai : plus tendu, plus marqué, moins standardisé que celui de certains cépages internationaux.
  • Résistance naturelle : Beaucoup sont naturellement adaptés au climat extrême du Roussillon. Les sécheresses records de ces dernières années, la pression des maladies (mildiou, oïdium) ou la concurrence des sols pauvres n’épargnent pas la vigne. Or, le Carignan, par exemple, résiste remarquablement bien à la chaleur, produit des raisins de qualité sur des sols caillouteux, sans irrigation (VitiSphere).
  • Souveraineté et biodiversité : Miser sur une diversité de cépages, c’est aussi sortir de la monoculture et préserver des patrimoines génétiques uniques. En 2021, une cartographie des cépages rares menée par l’INRAE a montré que la quasitotalité des plantes analysées dans le Roussillon présentaient des singularités génétiques absentes des clones modernes (INRAE).
  • Créativité et audace : Les vieux ceps inspirent de nouveaux assemblages, des vinifications plus douces, des élevages courts ou longs selon l’inspiration. C’est une affaire de sensation, de toucher de bouche, d’émotion brute.

Cépages anciens du Roussillon – Qui sont-ils ?

Derrière le terme “cépage ancien”, se cache souvent un “oublié du vignoble” – parfois même menacé d’extinction. En Roussillon, on en recense une quinzaine qui ont retrouvé, ces dernières années, les faveurs des vignerons et des œnologues passionnés.

  • Le Terret gris : cépage blanc cultivé depuis l’époque romaine, il donne des blancs iodés, fins, prisés surtout dans la vallée de l’Agly. En 2022, on en recensait moins de 20 hectares sur l’ensemble de la région (VitiSphere).
  • La Muscat d’Alexandrie : aussi nommée “Moscatell d’Alexandria”, l’un des fondements des Muscats de Rivesaltes, reconnue pour sa fraîcheur acidulée et ses notes de fruits exotiques.
  • L’Aspiran noir : rare et pourtant mentionné dans des archives du XVIII siècle. On le retrouve aujourd’hui chez quelques irréductibles, souvent sur vieilles parcelles à Banyuls.
  • Le Lladoner Pelut : cousin poilu du Grenache, très résistant au vent, qu’on retrouve parfois sur les rouges d’altitude autour de Belesta.
  • La Malvoisie du Roussillon (Tourbat) : remis sous le feu des projecteurs depuis le début des années 2000. Donne des blancs puissants, légèrement fumés, avec une belle tension saline.

Focus sur le Carignan, “caméléon” du vignoble

Difficile d’évoquer le Roussillon sans parler du Carignan : longtemps boudé car jugé trop rustique ou trop productif dans les années 70-80, il fait aujourd’hui son grand retour sous un jour nouveau. Planté principalement autour de Maury, Latour-de-France et Tautavel, il vieillit admirablement, produisant des vins rouges et rosés à la palette aromatique vaste (prune, garrigue, épices), et il est aujourd’hui reconnu par l’INAO comme étant “le cépage offrant le plus vieux patrimoine de ceps de France” (INAO).

Certains ceps de Carignan dans le Vallée de l’Agly affichent plus de 120 ans. Travaillés en macération carbonique, ils livrent des jus d’une fraîcheur éclatante uniquement possible sur si vieilles vignes, très enracinées et peu productives.

  • En 1980, le Carignan couvrait plus de 9 500 hectares en Roussillon ; aujourd’hui, il tourne autour de 2 800 hectares (source : Rivages de la Maguelone).
  • Le rendement moyen tourne aujourd’hui autour de 25 hl/ha (Vins du Roussillon), une densité idéale pour des vins concentrés.

Un enjeu patrimonial et gustatif

Préserver ces cépages, c’est accomplir un geste d’avenir. À l’heure où la mondialisation pousse à la standardisation du goût, où la syrah et le merlot trustent les étals, mise sur un cépage autochtone, c’est parier sur la singularité. Les vignerons, parfois jeunes néo-ruraux, parfois héritiers d’une lignée catalane, font le choix de conserver des parcelles quasi muséales.

Les raisons sont multiples :

  1. Patrimoine vivant : la transmission des gestes, des porte-greffes, du respect de l’équilibre naturel des vieux ceps.
  2. Capacité à traverser les crises : la mosaïque de cépages offre une sécurité contre le réchauffement climatique et la prolifération de maladies émergentes. Les rendements sont certes moindres, mais la régularité est étonnante, y compris sur millésimes “de sécheresse”.
  3. Goût unique : chaque cuvée raconte un paysage, un millésime, une intuition de vigneron. Impossible de retrouver cette nervosité, cette fraîcheur saline, cette trame minérale dans des vins standardisés.

Un mouvement collectif, entre recherche et transmission

Depuis une quinzaine d’années, la valorisation des cépages anciens s’accélère. Sous l’impulsion du Conservatoire Ampélographique du Roussillon (créé en 2009 avec la Chambre d’Agriculture des Pyrénées-Orientales), plus de 25 variétés anciennes ont été recensées, cultivées et documentées afin de garantir la transmission aux futures générations (Chambre d’Agriculture PO).

Quelques initiatives marquantes :

  • Variétés nouvelles, mémoire retrouvée : le groupement “Terres Catalanes” incite à la replantation expérimentale de cépages oubliés, parfois même à partir de pieds isolés repérés dans les arrière-pays (Bourboulenc, Cinsault gris, Carignan blanc).
  • Vinifications “naturelles” ou en amphore : inspirées des techniques antiques, elles révèlent la texture des vieux macabeus ou grenaches gris, préservant une fraîcheur qu’on pensait disparue.
  • Festival “Cépages et Cie” : chaque année à Perpignan, des micro-cuvées mettent sous les projecteurs ces variétés ressuscitées, permettant à amateurs comme néophytes de redécouvrir l’éventail gustatif du Roussillon (L’Indépendant).

Anecdote de cave : quand les vieilles vignes s’expriment

En septembre 2022, lors d’une dégustation chez un vigneron de Calce, une verticale de Carignan (1935, 1976, 2007, 2021) a mis tout le monde d’accord – sommeliers, importateurs et locaux : la patience du cépage, sa capacité à traverser les années, sa tendance à se faire l’écho, dans le verre, de la garrigue alentour, illustrent à merveille l’intérêt de conserver ce patrimoine aujourd’hui.

Les cépages anciens, clefs des vins du futur ?

Au-delà de la mémoire, ces cépages sont des alliés précieux pour le futur du Roussillon. Face à la hausse des températures, les vieux cépages sont de remarquables survivants. Selon une étude menée par IFV Sud-Ouest en 2021, les apporteurs de Carignan et Macabeu dans la vallée de l’Agly ont affiché 12% de perte de rendement lors de la canicule de 2020, contre 35% pour certains clones modernes de Syrah ou Chardonnay.

De nombreux vignerons convertissent (ou reconvertissent) des parcelles entières en macabeus ou carignans, résistant mieux à la sécheresse et anticipant la montée des notes végétales indésirables que l’on observe parfois avec les cépages internationaux sous stress hydrique (FranceAgriMer).

Un vin du Roussillon, aujourd’hui, se défend en laissant parler ses vieilles vignes. Le succès de plusieurs cuvées cultivées “hors mode”, salué tant par la presse spécialisée (La Revue du Vin de France, Terre de Vins) que par la clientèle internationale, illustre la force du retour à la source : garrigue, caillou, salinité, une palette de goûts que personne, ailleurs, ne pourra cloner.

La table est mise pour (re)découvrir le goût du Roussillon

À travers la redécouverte et la préservation des cépages anciens, le Roussillon s’affirme comme un laboratoire de saveurs et d’authenticité, loin des grands discours uniformisés. Sous la main des vignerons, ces variétés donnent naissance à des vins vibrants qui racontent les reliefs, la lumière et l’âme d’une terre qui ne triche pas.

À ceux qui aiment l’aventure dans le verre, le rendez-vous est pris : taper aux portes des caves catalanes, déguster sur les terrasses de schiste, laisser les vieux ceps guider vos papilles.

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